Chroniques de la loose surfistique ordinaire
16 Novembre 2020
Troisième semaine de confinement. Pour l'instant tout va bien.
Tout va même anormalement bien: comme chaque matin, je viens d'emmener mon grand au collège pour lui épargner la promiscuité des transports en commun. Comme chaque matin, je me suis régalé des embouteillages ordinaires, tuant le temps en comptant les plaques d'immatriculation hors département. Et moi qui me refuse le droit d'aller voir à la plage si j'y suis… Je dois vraiment être le dernier des con-finés.
Sur le réseau social de ma femme fleurissent les vidéos virales et conspirationnistes cousues de fil blanc: étiquetage, amorçage, leurre, consentement faible, pied dans la porte… Toutes les techniques du "petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens" y passent, il ne manque plus qu'une main surgisse de l'écran pour presser chaleureusement l'épaule du spectateur-victime innocent. Tous les prétextes sont bons pour créer l'indignation, faire un maximum de vues et amasser du pognon. Y compris chier sur les efforts désespérés et maladroits d'un gouvernement dépassé par la crise humanitaire en train de fermenter dans le tupperware que LA covid-19 a scellé (parce que oui, il faut le dire au féminin maintenant… Une preuve supplémentaire, s'il était nécessaire, que ce virus est l'œuvre d'un gouvernement misogyne qui cherche à jeter l'opprobre sur la gent féminine).
Hélas, leurs accroches putaclic font mouche sur un public non-averti: "Dernier lien non censuré par le gouvernement, cliquez VITE!!!!!!!", "Le président cherche à nous faire taire!!!". C'est décidément trop satisfaisant de croire que monsieur Macron a le pouvoir de censurer l'Internet. On parle bien du _même_ gouvernement qui rame depuis quinze ans pour tenter en vain d'interdire le téléchargement illégal de films sur le _même_ Internet? Allons soyons sérieux une minute! Parmi les nombreux outils destinés à affuter notre regard critique, le rasoir d'Ockman nous incite à considérer en priorité l'explication impliquant le moins d'hypothèses non vérifiées. Si l'on étudie les nombreuses causes possible à la supposée disparition des susdites vidéos (si tant est qu'elles disparaissent effectivement, ce qui reste à prouver vu l'insistance avec laquelle elles reviennent chaque jour, comme le gratin de la veille, sur le mur fesse-bouc d'utilisateurs trop heureux de se faire le relai de l'indignation), la plus plausible reste que leur auteur les a tout simplement retirées dans l'unique but de créer le buzz, à la manière dont Sony a organisé la pénurie de PlayStation2 en 2000 pour créer la demande, une technique de marketing connue et largement utilisée. En plus d'être logique, cette explication n'implique pas l'hypothétique existence d'une organisation secrète tout puissante capable de censurer jusqu'aux serveurs de streaming russes.
Mais qui suis-je pour remettre en cause le message révolutionnaire de ces mercenaires de la liberté, sinon un suppôt du complot gouvernemental à la botte des grandes puissances pharmaceutiques qui veulent prendre le contrôle de nos cerveaux avec des nanomachines construites par Bill Gates? Qui suis-je pour pisser sur les braises de l'incendie social que ces justiciers masqués essaient d'allumer avec autant de subtilité qu'une bannière publicitaire collée sous le diaporama avant/après d'une star de sitcom des années 90: "Perte de poids/agrandissement du pénis (rayez la mention inutile): les médecins font tout pour que vous ne découvriez pas cette technique découverte par une mère de famille. Cliquez tout de suite!!!". Nous vivons décidément dans une drôle d'époque…
Pour faire de la place aux malades qui toussent dans les hôpitaux, d'importantes opérations cardiaques sont retardées, des examens oncologiques sont annulés. C'est hélas vrai. On n'en mesurera malheureusement les effets qu'à la fin de la crise. Mais rassurez vous, tout va bien: le scanner pour le trou dans ma tête est maintenu. Je vais pouvoir dormir sur mes deux… enfin sur mon oreille valide quoi. Le reste, qui s'en soucie?
Face à l'impossibilité morale d'aller surfer (l'absence de contrôle routier n'étant pas de nature particulièrement dissuasive en la matière), je me défoule sur mes autres centres d'intérêt: l'écriture, l'élevage de licornes et bien sûr ma collection de couteaux. Faute de pouvoir honorer, confinement oblige, les fréquentes invitations à diner que je reçois le mercredi soir pour parler de ma passion devant une tablée de convives fascinés par ma prestance, j'astique et je répertorie mes plus belles pièces avec soin. Je rédige des essais sur leurs qualités respectives. J'enquête sur leurs origines et je classe toutes ces informations dans un gros livre numérique que personne ne lira jamais. Si cette situation dure trop longtemps, le "blog de la loose surfistique" risque de devenir le "blog de la solitude coutelière". Le lectorat n'est certes pas le même, mais dans les deux cas, la dépression est garantie.
Alors pour le bien de tous… Faisez-moi vite sortir de là!