7 Décembre 2018
Quelque part, 13h45.
Après deux bonnes heures passées à arpenter tous les replis connus entre la pointe de Penvins et Larmor-plage, nous jetons enfin notre dévolu, mon collègue et moi, sur ce bout de plage située le long de la route. Il n'aurait en effet pas été éco-responsable de rentrer chez nous la queue entre les pattes après avoir restitué autant de carbone à l'atmosphère. Debout sur le bord du muret délimitant le littoral, je me délecte à la vue du merdier qui s'offre à mon regard. Un gros vent d'ouest avec des pointes à 40 noeuds qui nous envoie sable et pluie en vrac dans la tronche avec une violence criminelle. Une petite houle dégueulasse cassée par les rafales, du courant à décorner les veaux de mer... En un mot comme en mille: la session qui s'annonce promet de superbes moments de loose.
Pourtant, une partie de moi est triste. Triste à la pensée qu'aujourd'hui, certainement pour la dernière fois, j'ai fait le trajet boulot-plage au volant de l'illustre décapotable break gris métallisé qui m'accompagne chaque jour depuis maintenant deux belles années.
J'ai touché mon Logan juste avant de me mettre au surf. Plus précisément, c'est le fait de passer de la moto à la voiture comme moyen de transport quotidien qui m'a (ré)ouvert les portes de la glisse. En quelque sorte, je lui dois cette magnifique aventure.
Au départ, cette transition n'était motivée que par des considérations bassement pratiques: ma femme alimentant les casses du département d'une nouvelle carcasse chaque année un peu avant Noël, il me fallait un véhicule clos pour trimballer mes enfants entre deux réveillons, et le temps que l'assurance fasse son travail (ne cherchez plus, l'augmentation nationale des tarifs d'assurance auto, c'est elle). Prêt à jeter mon dévolu sur n'importe quelle poubelle roulante (quiconque a goûté à la moto sait qu'il ne prendra plus jamais de plaisir en voiture, alors autant s'épargner la peine d'avoir un véhicule cher), il aura fallu un coup du sort pour que je fasse l'acquisition de ce véhicule de luxe, une première main dont mon paternel souhaitait se séparer pour passer à un modèle moins tape-à-l'oeil. Quand on peut rendre service...
Rapidement, je m'attachais à la conception épurée de ce modèle doté de tous les raffinements modernes: lève-vitre biomécanique à l'huile de coude, climatisation inversée à réglage variable, autoradio THX dolby-surround 2.0, essuie-glace bi-vitesse à déclenchement oculaire et navigation satellite intégrée au smartfône. Steve Jobs n'aurait pas pu imaginer avec d'avantage de brio une expression plus aboutie de la philosophie Zen appliquée à l'automobile. Le Dalaï Lama a d'ailleurs lui même commenté, au sujet de ce véhicule: "le vrai luxe, c'est la simplicité".
Rapidement aussi, ma voiture devint indissociable du surf. Quelques sangles tendues entre les poignées de courtoisie et mon corbillard prenait des apparences de quiver mobile. Croyez-le ou non, un longboard de 9' y trouve sa place sans forcer (et il reste même de la marge). Le coffre, quand à lui, accueille sans broncher une caisse de matériel, un bac à combi mouillée et un jerrycan de 35 litres d'eau douce, le tout restant accessible à tout instant. Ce n'est qu'à la 4ème planche qu'il faut commencer à envisager l'éventualité de rabattre la banquette et sacrifier la place d'un gosse.
Tandis que les couches de wax s'accumulaient sur les tissus, et que ma plage privative prenait forme sur le tapis de sol, j'alignais les kilomètres le long des routes menant à Plouharnel. Checkant parfois depuis mon siège lorsque la pluie était trop forte, dormant souvent dans le parking en attendant le lever du jour après un décollage trop enthousiaste/matinal. Ces quelques mètres de tôle ont été mon univers pendant des heures entières. Un univers partagé avec les potes, la famille, sur les routes de Bretagne et même d'Irlande. Un concentré de souvenirs inoubliables.
Et pourtant aujourd'hui, il faut que je m'en sépare. Je ne m'y attendais pas si tôt: une casse moteur au cours de l'été 2017 due à une courroie de distribution défaillante avait été l'occasion de toucher un bloc neuf, remplacé sous garantie constructeur. Pour moi, cela signifiait de nombreuses années supplémentaires à charger le quiver tous les matins, le décharger tous les soirs, et brûler du gasoil à midi dans l'insouciance la plus totale.
Mais voilà, la vie est une question de priorités. Et en l'occurrence, l'agrandissement du foyer fiscal était une nécessité à court terme motivée par la hausse imminente des impôts. Et eu égard à mes capacités reproductrices hors normes -mon pseudo c'est "fécondator" sur tinder, j'ai un crédit à vie à la banque du sperme- ce projet prit forme, de même que le ventre de la future génitrice, en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "oh mon dieu, c'est trop bon, vous êtes combien là dedans?".
Dans l'attente de l'heureux évènement, nous avons eu tout le loisir de nous projeter dans notre future organisation familiale. Et un détail est rapidement apparu à notre attention: caser deux adultes, trois gosses (dont un avec toutes les options: siège auto, sacs de couches et lits pliant), un chien de 60kg, les valises de madame ET MON QUIVER, dans le volume d'un break, est un défi qui nécessite des talents que je n'ai pas (et pourtant, depuis mon double titre de champion du monde de Tetris, c'est toujours moi qui organise le chargement dans le 20m3 aux déménagement des copains, c'est dire le niveau!). Surtout qu'il parait qu'on n'a pas le droit de plier les gosses! Encore les planches je peux comprendre, mais les gosses quand même... C'est plutôt souple pourtant!
Bref, la préservation de mon mode de vie de branleur absolu dépendant à la translation latérale de sa propre masse en déséquilibre sur une surface liquide (le surf quoi, faut suivre merde!) nécessitait un upgrade véhiculaire significatif. Il était donc temps pour moi de réaliser un rêve de gosse en achetant le camtar que je dessinais sur mes cahiers en terminale. La situation était d'autant plus propice à cette folie que la patronne semblait positivement enchantée à cette idée (la promesse d'un voyage en Irlande à bord du fourgon n'étant pas étrangère à ce revirement d'opinion).
Une fois la décision prise, le passage à l'acte fut quasi-immédiat. Je jetais mon dévolu sur un modèle de concession, de sorte de bénéficier d'une reprise de mon véhicule actuel. Je m'épargnais ainsi la tâche de devoir trouver moi-même un acquéreur, et de vivre de déchirants adieux tandis qu'un frustre inconnu ignorant tout des qualités de ce véhicule hors normes prendrait place à mon poste pour l'emmener vers de nouvelles aventures. L'échange aura lieu lundi prochain, pas de surf prévu ce ouikande. Sauf imprévu, c'était donc son dernier surf trip. La fin d'une belle aventure.
Une petite tape sur le capot, une bonne poignée de sable dans la prise d'aération en souvenir du bon vieux temps (et aussi pour bien faire chier le futur acheteur!), et je m'éloigne en marchant au ralenti et à contre-jour, pour aller m'adonner à ma passion. Je n'ai plus qu'une pensée en tête: "Pourvu qu'on ne me la pique pas pendant que je suis à l'eau!".