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Surf loose report

Chroniques de la loose surfistique ordinaire

Offshore

7h30, dans le camion.

L'écran de mon téléphone illumine le tableau de bord. C'est mon pote Just Bro qui m'envoie les premiers reports du jour. D'habitude difficile à arracher de sa couette, la conjecture de facteurs météorologiques du jour (houle consistante, vent offshore) l'a littéralement fait tomber du lit. Malgré la nuit et le changement d'heure, le brave homme est parti checker un spot un peu éloigné de son fief, le genre qui ne marche pas souvent mais qui, dans des conditions telles qu'aujourd'hui, peut parfois devenir complètement dingue. Hélas, la magie n'avait pas eu lieu et il m'expédiait à présent des clichés tout à fait quelconques. D'un commun accord, nous décidons donc de nous donner rendez-vous à Santa Barbara pour sauver ce qui peut l'être.

Il est huit heures pétantes quand j'arrive dans le parking. Une seule voiture m'a précédé. Le mec est en train de finir d'enfiler un attirail de plongée complet: cagoule, gants, chaussons. Bon, c'est vrai qu'il fait plutôt froid à terre, mais l'eau est encore franchement tiède à cette époque. Alors je peux imaginer que du haut de ses cinquante kilos, le gonze ne bénéficie pas de la même résistance au froid que moi et mon physique de phoque gris, mais faudrait quand même pas abuser... En plus le mec est roux, c'est dire s'il cherche les ennuis! Au moment de choper une poignée de cailloux pour lui jeter un regard appuyé, je me ravise. Mon agent de probation m'a clairement fait comprendre que je n'ai plus le droit au moindre écart si je veux bénéficier d'une réduction de peine. Je m'enferme donc dans mon camion pour ruminer ma rage en me glissant dans ma combi.

Il y a des jours dans la vie où l'on regrette d'avoir raison, et j'ai malheureusement le sentiment qu'aujourd'hui est l'un de ceux-ci. Alors que sur mes différents canaux de communication, les copains manifestaient une excitation irrationnelle, à la limite de l'hystérie au sujet de cette "semaine offshore", je ne pouvais pas m'empêcher de nourrir un certain pessimisme. D'avantage que la crainte d'être déçu par excès de hype, c'était un réalisme cynique qui me poussait à la prudence. Le vent a beau être effectivement offshore, il est fort. Beaucoup trop fort. Et, en comparaison, la rentrée de houle ne me semblait pas assez consistante pour y survivre. En sentant les rafales (force 6 quand même) secouer mon vestiaire mobile, pourtant protégé par la dune, je ne peux m'empêcher de me remémorer cette réplique qui rendit Harrison Ford célèbre à la fin des années 70: "Tout cela ne me dit rien qui vaille".

Mon pote Just Bro déboule au moment où je termine de fermer le camion. Par solidarité (et aussi parce que je me comporte en sa présence comme un caniche face à une grand mère qui agite un su-sucre au dessus de son museau), j'attend en frétillant la queue qu'il se prépare. Il évoque le problème additionnel de la marée, pas idéale à cette heure, qui justifie selon lui la faible densité de bagnoles dans le parking. Mais le temps qu'il finisse sa phrase, déjà quatre véhicules supplémentaires ont débarqué. Dans deux heures, tout au plus, tous les drogués du département, frustrés par plusieurs semaines d'abstinence, vont débouler pour prendre leur fix, quel qu'en soit le prix. Pour nous, c'est le signal qu'il n'est temps de ne plus traîner d'avantage.

La mise à l'eau est digne d'un Sainte-Barbe par grosse houle: au bout de cinq minutes de canards ininterrompus, je pose à mon ami la question fatidique: "Tu les as comptées?". Il me répond que oui, et que ça fait beaucoup trop. Moi, je m'efforce de ne pas dénombrer les vagues que nous prenons dans la face, de peur de me décourager. Je m'estime néanmoins heureux: là où ma Linette se faufile sans difficulté sous l'écume, mon pote est obligé de jouer les tortues avec son longboard, un exercice qu'à titre personnel je n'apprécie pas particulièrement. Pour le coup, je préfère être à ma place qu'à la sienne.

Une fois placé, mes craintes se confirment. Entre le vent qui soulève des baignoires de flotte pour nous les renvoyer en pleine face, le clapot venu de la plage sur lequel nos planches s'écrasent avant d'avoir pu accélérer, et la mollesse des vagues qui (bien que plus hautes que moi et parfaitement lisses) peinent à se dresser face aux rafales, la session commence très mal. J'échoue à déclencher planning sur planning et commence à sentir le gros plan loose s'installer. Avec ses bras bioniques et son longboard, mon pote s'en sort beaucoup mieux. Pendant que je galère à m'offrir une paire de descentes en mode rush sur les plus gros morceaux déjà à moitié écroulés, lui se fait plaisir en enchaînant les glisses à une fréquence alarmante.

Sur une droite un peu molle qui menace de fermer devant lui, je surprends l'animal à pomper avec son malibu comme s'il s'agissait d'un vulgaire fish. Sa planche accélère et dévale la pente à toute allure en sautant sur les aspérités du clapot, émettant des claquements secs à chaque rebond, sans que son occupant ne semble manifester le moindre inconfort. Nous ne sommes décidément pas tous égaux face aux éléments... Pire, le bougre pousse même le vice jusqu'à s'offrir une mini casquette à quelques mètres de moi, sur l'une des rares vagues dont la lèvre avait réussi à se projeter vers l'avant. Et moi, pendant ce temps là, je fais la bouée, comme à chaque fois qu'on surfe ensemble. Dans un accès de compassion aussi inhabituel que maladroit de sa part, il prend le temps de faire un crochet vers moi entre deux remontée au peak pour m'adresser un humiliant: "Tu arrives à prendre des vagues quand même avec ton truc? T'as rien de plus large?". Bien sûr que si, j'ai plus large, mais j'ai juré de ne plus y toucher! Et puis d'abord, on ne parle pas comme ça de ma Linette espèce de #$@%!

Profitant des longs instants de réflexion qui s'offrent à moi entre deux vagues prenables, je décide d'arrêter d'être con. A bien y réfléchir, ma situation n'est que la conséquence logique d'une attitude qui consiste à coller aux basques de mon pote pour lui mendier quelques compliments à l'issue d'une hypothétique performance de ma part susceptible de me soustraire un instant au ridicule. En me regardant ramer à sa poursuite, je me sens comme un Youki qui fait le beau pour attirer l'attention de sa mémère... Sauf que ma stratégie est contre-productive: on ne joue pas dans la même catégorie lui et moi. Mon pote est un prédateur du grand large, un espadon disposant -pour choper les vagues- de 35 litres et 3 pieds de flotteur en plus, pour 20 kilos de gras en moins à trimbaler. Avec ma configuration plus proche du mulet, il est à peu près évident que je ne peux pas me permettre d'arpenter le même terrain de chasse. Ma seule issue se situe logiquement au plus proche de la zone d'impact, et tant pis pour mon besoin de reconnaissance.

Une fois revenu à la raison, les choses prennent une toute autre tournure, et je commence à scorer sérieusement. Injustice résiduelle, placé beaucoup plus bas que mon pote, je le vois toujours aligner les cut-backs avec style tandis que ma position m'interdit de lui montrer autre chose que ma tête qui dépasse parfois de le lèvre, et peut-être aussi une gerbe d'eau de temps à autre. Ce n'est définitivement pas aujourd'hui que j'impressionnerai mon idole. En faisant ainsi le deuil de mon amour-propre, je débloque le mode gavage. Les vagues qui se présentent à moi sont de plus en plus belles et je réussis tout ce que je tente. Soudain projeté dans un état de grâce, Linette et moi entrons en symbiose. Backside les trois quarts du temps, aucune section ne me résiste. J'enchaîne les rollers dérives à l'air sans effort. Ma planche obéit à la moindre de mes sollicitations, drifte en haut de vague et raccroche d'une simple pensée. L'idée même de pouvoir me prendre une gamelle me semble à cet instant totalement incongrue.

Sur les rares frontsides, les accélérations sont fulgurantes. Et même si je ne trouve pas l'espace pour aller chercher la lèvre sur ces vagues beaucoup plus courtes, à aucun moment je ne me sens en difficulté. A croire que mon entrainement intensif en conditions moisies a porté quelques fruits. Sur ces pentes lisses, régulières et hautes comme moi, tout semble tellement facile... C'est sûr que ça pourrait être encore mieux avec moins de vent, mais après toutes ces semaines d'alternance entre l'abstinence et les sessions de merde, ce fast-food de vagues potables a un petit goût de caviar. Et c'est aussi visiblement l'avis des surfistes qui se regroupent au peak série après série, toujours plus nombreux, à tel point que ça commence progressivement à devenir un peu craignos.

Sans crier gare, Just Bro réapparaît sur les écrans radar. Il m'indique en levant les bras en croix au dessus de sa tête que sa session est terminée et m'adresse un au revoir. J'en déduis, par habitude, qu'il ne sortira donc pas de l'eau avant une grosse demi-heure, et décide de mettre ce délai à profit pour tenter de partager une vague avec lui. Après m'être assuré qu'il n'y voyait pas d'inconvénient, je me place dans son cône de démarrage en attendant une opportunité de m'incruster à ses côtés. Rapidement, une droite le lance dans ma direction. Je suis idéalement placé et commence à ramer pour choper l'épaule qui se creuse progressivement à mesure qu'elle arrive à ma hauteur. Malheureusement la section s'écroule d'un coup entre lui et moi, et mon pote se fait enfermer pendant que je pars seul dans le bowl nouvellement formé, pour une paire de rollers vengeurs.

Loin de me décourager, je retourne chercher le tandem. Réajustant mon placement un peu plus au large, je m'efforce de réduire notre écart, et donc les chances que la vague fasse un truc inattendu entre le moment où mon pote démarre et celui où je le rejoins. Les séries étant de plus en plus creuses, je ne me fais à présent plus aucune inquiétude sur ma capacité à accrocher un beau morceau. La pente tant attendue se présente bientôt et mon pote s'y engage. La situation s'avère toutefois rapidement délicate, car la vague déroule d'une telle façon que je me retrouve en plein sur la trajectoire de son longboard. Un instant, je crains pour mon intégrité physique, mais c'était sans compter sur la parfaite maîtrise de mon acolyte. D'une pichenette, Just Bro envoie sa planche en haut de vague et me passe dans le dos. Je m'engage donc sans complexe entre la lèvre et mon pote, à présent en sécurité sur l'épaule...

Lorsque, après avoir expulsé l'inévitable bassine de flotte que le vent a glissé de force sous mes paupières, je projette enfin mon regard vers le haut de la vague pour armer mon bottom, j'ai la surprise de constater qu'il n'y a plus personne à mes côtés. Mon pote s'est littéralement volatilisé. Un instant, la peur noue mes entrailles, je l'imagine juste derrière moi, cherchant désespérément à éviter une collision imminente causée par mon inconséquence. Puis un bout de flotteur en suspension dans les airs attire mon regard de l'autre côté de la crête: L'impensable s'est produit, Just Bro a chu. Pour laver son honneur, j'envoie un gros coup de dérives sur la lèvre avant que celle-ci ne ferme. Ça lui apprendra.

Mes espoirs de finir la session sur une vague partagée prennent fin lorsque je repère mon pote en train de nager vers la plage, précédé de loin par sa planche qui roule, seule, sur l'écume. Voulant prendre une vague pour se refaire, le bougre s'est fait trahir par son leash et rejoint à présent la plage dans la position la plus humiliante qui soit, tel un bodysurfeur (la simple évocation de ce mot me donne des frissons...). Par solidarité, et aussi parce que le spot commence franchement à être saturé de monde, je décide moi aussi de mettre un terme aux festivités.

Pour célébrer cette session libératoire, mon ami m'invite à boire un thé chez lui, à deux pas du spot. Pendant que sa femme rince et sèche sa combi "au cas où il voudrait y retourner tout à l'heure", nous débriefons sur nos impressions respectives. De cette conversation, ma mémoire n'a retenu qu'un unique bout de phrase: "...blablablablabla là où tu m'impressionnes, c'est blablablablabla...", le reste s'étant noyé dans l'éjaculation cérébrale provoquée par ces sept mots.

Ça y et, c'est fait. Et même si je suis incapable de dire comment ni pourquoi, une chose est sûre: j'ai enfin réussi à impressionner mon idole!

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D
A chaque fois que je veux impressionner mon idole, je me casse la gueule, c'est juste mathématique...
Répondre
U
Mathématique... Et cruel !
J
on s'y croirait :) !
Répondre
U
On ne t'a jamais dit que c'est mal de trainer sur Internet pendant les heures de bureau?